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#12
Printemps 2024
 édito   L'IMPATIENCE DU SAUMON
L'actualité du monde est décidément très anxiogène. Et le climat délétère jusqu'au cœur même de nos démocraties. Nul besoin de vous faire un dessin ou d'être un oiseau de mauvais augure. Le « petit » milieu de l'aventure n'échappe d'ailleurs pas à cette morosité, voire même cette médiocrité. Pour les chercheurs-explorateurs, les frontières se ferment tout comme se tarissent les sources de financement. Même désillusion dans la catégorie des explorateurs-passeurs et autres raconteurs d'histoires. Les temps sont durs, tandis que d'innombrables youtubeurs (des fabricants de contenus vidéo dans la langue de Molière) prospèrent, n'hésitant pas à surfer sur la mode de l'exploration. L'outdoor (comme disent ces influenceurs si friands d'anglicismes) fait recette. Pendant ce temps-là, les médias classiques souffrent tant leurs audiences s'amenuisent. La faute à Netflix et consorts qui « boufferaient » notre temps de cerveau disponible. J'en ai fait l'amère expérience lors du tournage d'une émission TV en Bretagne. J'interroge l'équipe autour de moi : 6 personnes à la tête bien faite, toutes éprises de culture et d'aventure. Pas une personne ne lit de livres. La majorité jette un coup d'œil à l'actualité depuis leur téléphone mobile sur des sites web… gratuits. Les réseaux sociaux ou les séries TV les accaparent totalement le soir, et ce, jusque dans le lit conjugal. Tout cela est schizophrénique.

Pourquoi dès lors écrire ? Pourquoi voyager ? Pourquoi aussi explorer ? « Parce qu'elle est là ! » avait un jour répondu du tac au tac l'alpiniste George Mallory en désignant la montagne qu'il devait grimper. Cette citation résume l'essence même de l'exploration, cette invitation vers l'inconnu et ce défi parfois dangereux. Une définition conforme à mon état d'esprit et à mon besoin d'aventures. Ah, tiens, l'aventure, un mot devenu valise tant ses significations sont nombreuses et parfois vaporeuses. « Chaud bouillotte » sur le sujet, je vous propose de convoquer séance tenante un tribunal imaginaire des mots afin de tenir un procès inédit, celui du prévenu « Aventure ». L'audience est ouverte…


– « Prévenu 'Aventure', levez-vous ! Veuillez d'abord décliner vos origines…
– Elles sont latines, monsieur le Juge. Elles remontent à l'Antiquité. C'est un emprunt au terme adventura désignant « ce qui doit arriver », un dérivé du verbe advenire « arriver, se produire ».
– D'où votre caractère turbulent ?
– Oui, je suis par définition "« ce qui arrive inopinément à quelqu'un, ce qui advient par hasard, par accident ». Et cela remonte à loin. Dans les romans de chevalerie, je suis même une « action, entreprise hasardeuse et extraordinaire ».
– De vous, on peut donc attendre le mauvais comme le bon.
– C'est ainsi, monsieur le Juge. Je suis heureusement une notion qui interroge aujourd'hui nos contemporains ! Je les interroge sur les liens qu'ils établissent avec l'espace, le temps et même la mort.
– Bigre, mais encore…
– Saviez-vous que chaque être humain cherche dans sa vie in fine la sécurité et la sérénité, tout en abhorrant les instants de déstabilisation ? Je suis sans aucun doute la négation parfaite de la sécurité et du confort.
– Tout ça fait de vous un dangereux récidiviste…
– Avec moi, on peut être tué, voire dévoré, mais auparavant on aura dû lutter et livrer un âpre combat. Pour autant, si l'on maîtrise le jeu et qu'on apprécie le risque, je peux être exemplaire parce que je suis le piment de toute vie humaine. Pour les esprits les plus libres, je réponds même parfaitement à leur goût pour le jeu et l'ailleurs. Et je peux même être promesse de gloire…
– Et ce sont là les activités illicites que vous menez !
– Non, car sans moi pas de péripéties palpitantes. Je suis la promesse, en creux, pour chaque terrien de vivre un voyage exaltant et enrichissant autant sur le plan intellectuel que psychologique, voire spirituel. Comme le vantaient les philosophes stoïciens, j'invite à épuiser le champ des possibles. Je suis aussi l'impatience du lendemain. Je n'aime rien tant que les pages blanches de l'existence pour les remplir. J'aime les commencements et les partances.
– Votre définition est finalement toute prosaïque…
– L'aventure, c'est aller de l'avant, en avant. Cela me fait penser à cet aphorisme du Talmud si à-propos : « comme le saumon, l'Homme n'est jamais autant lui-même que lorsqu'il remonte le courant ». J'offre donc à mes adeptes d'être à rebours du consensus paresseux. Je suis là pour leur permettre de fuir loin du prévisible et de rompre avec le quotidien si fade et insipide, tout en leur offrant un combat de taille : celui de se coller au réel, et même de l'affronter.
– Est-ce là tout ce que vous avez à dire pour votre défense ?
– Dernière chose, la véritable aventure n'est incontestablement pas un sport extrême, ni une course aux records. Non, tout est finalement question avec moi de regard.
– Vaste programme, vous pouvez vous rasseoir…
– Je ne peux pas monsieur le Juge, c'est toujours debout que je me meus, question de principe.
(Brouhaha dans la salle d'audience)
– Silence, sinon je fais évacuer la salle. Suite de l'audience lors de la prochaine séance… »

Oui, épuisons le champ des possibles. Vivons l'impatience du lendemain. Vous pouvez désormais éteindre vos écrans. Et comme les saumons, remontons le courant, qu'importent les rapides et les pièges ! L'aventure n'en sera que plus belle.

D'ici là, restez forts et inspirés,

Stéphane Dugast


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